La question est personnelle, et alors. Mercedes Erra répond du tac au tac: «Les cheveux platine? ça date d’il y a des années : une idée de mon coiffeur. J’ai dit OK. Et de fait, ça a changé quelque chose. Je suis devenue moins terne.» Elle ajoute: «Régulièrement, on me fait remarquer que je m’habille court. C’est parce que ça me va mieux, tout simplement. Ce n’est pas une stratégie, je ne suis pas belle, moi.»

Mercedes Erra ne manque pas de « r », ni d’air. Dit les choses vite et sans fards. Ça n’empêche pas la coquetterie: total look noir typique de l’executive woman mais en version moulante. Avec rouge à lèvres, boucles d’oreilles à brillants, gros bracelet en argent, stilettos de connaisseuse (elle concède une tendance Imelda Marcos).

Cinq enfants

Bien dans ses pompes, confortable avec elle-même, et traceuse à bonnes enjambées plutôt qu’adepte du petit pas censément féminin: c’est l’impression qu’elle donne d’emblée. La première fois qu’on a croisé Mercedes Erra, c’était au musée de l’Histoire de l’immigration dont elle préside le conseil d’administration et qui accueille jusqu’à fin mai «Fashion Mix», exposition sur le thème Paris, plaque tournante de la mode et carrefour des créateurs venus des quatre coins du monde.

La dame platine y allait et venait entre les journalistes avec ­bonhomie, à l’aise comme un poisson dans l’eau. L’image est bateau, mais on arguera de la porosité: le bâtiment, le Palais de la Porte dorée, abrite aussi un aquarium tropical. Un requin (boulotteur, prédateur), ou alors une pieuvre (pleine de bras): sur le papier, Mercedes Erra a le profil.

Voir son CV de shiva typique des cadors du business. Sa fonction principale? Déjà du lourd, synonyme de pouvoir et d’influence: présidente exécutive d’Havas Worldwide et fondatrice de BETC Euro RSCG. Une tête de pont de la com-pub, donc. Or, il faut ajouter (attention, tunnel): présidente du conseil d’administration de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (depuis mars 2010), présidente du conseil d’administration de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée (depuis 2012), administratrice du groupe Accor (depuis février 2011), administratrice du groupe Havas (depuis 2011), administratrice de la Fondation Elle, administratrice de la Fondation France Télévisions (depuis 2010)… entre autres.

Ça laissait quelques fenêtres de libres: féministe revendiquée, Erra œuvre aussi au Women’s Forum for the Economy and Society, soutient Ni putes ni soumises, Terrafemina, est du Comité français de Human Rights Watch, de la Commission sur l’image des femmes dans les médias. Elle donne aussi des cours, des conférences… Qu’elle ait eu le temps de fonder une famille, d’enfanter quatre garçons (dont le premier «toute seule») et d’en élever cinq (son mari en avait aussi déjà un), peut laisser pantois.

N’aurait-elle pas quelque chose de monstrueux, genre machine implacable et écrasante? «Mercedes, c’est une très forte personnalité, avec de grandes convictions et de vrais points de vue, abonde Bertille Toledano, présidente de BETC. Elle a notamment une capacité assez incroyable à dire la vérité, même quand elle est difficile à entendre, y compris aux clients. Mais non, elle n’est pas écrasante, il est possible de respirer à ses côtés. Simplement, elle aime qu’il y ait du répondant, qu’on ait la capacité d’être sparring-partner. Elle est même tendre, câline, dit “ Bisous, bon week-end ”… Elle embrasse ses clients, Mercedes ! » C’est l’aspect le plus saisissant, limite mystérieux.

Mercedes Erra, recroisée quelque temps plus tard lors d’un dîner, a tout de la bonne copine. Chaleureuse, sans façons, curieuse de l’autre. On en oublierait qu’elle chapeaute plus de 700 personnes et qu’elle gagne (dixit le magazine Stratégies) quelque chose comme 900 000 euros par an, sans compter les 450 000 euros de variable.

Plus tard, on sollicitait un rendez-vous. Elle était à New York, on pressentait un agenda de ministre et une rencontre au chausse-pied. Elle nous accorde au final une heure et demie. Le très chic hôtel-château Saint James (Paris XVIe) exsude le rendez-vous pro, mais Erra bise à tout-va et plonge dans l’interview sans même se mouiller la nuque. Alors qu’on s’apprête à commander un soda, elle rigole: «Vous êtes bien raisonnable! Pour moi, ce sera une coupe de champagne rosé.» Une seconde d’hésitation, et on lui emboîte le pas. Mercedes Erra est une communicante très communicative. Une locomotive. Catherine Emprin, directrice générale de BETC : « C’est sûr qu’il faut soi-même être en forme. Mais son énergie est généreuse, positive, contagieuse. Et c’est ce qui fait une patronne. »

« Immigrer est une chance »

Mercedes Erra ne sort jamais des rails du boulot, n’en a ni besoin ni envie, dit sur le ton de l’évidence: «Je me lève avec des programmes de journées. Et je ne sais pas m’arrêter, quand ça m’intéresse, ça m’intéresse… Je ne suis pas très heureuse couchée sur une plage.» Elle ne semble pas survoltée, ni débordée ni exsangue. La pub-repaire-de-crotales et biotope-à-burn-out aurait-elle vécu? «Je ne suis pas sensible à la pression. Et je n’aime pas les fausses urgences. Dans ces cas-là, je ralentis. Pour autant je ne suis pas en retard.» Erra: un rouleau compresseur cool.

Sans maître ni dieu (« j’aimerais bien croire, mais je ne vois pas comment on fait »), elle place sa foi en l’être humain, «magique»… à notre tour de ne pas voir comment elle fait. Bertille Toledano: «Mercedes pense qu’il y a toujours des gens formidables et qu’il faut les recruter, même si on n’en a pas forcément le budget.» Elle laisse tout de même entrevoir une faille de taille. Une grande inquiétude pour son fils cadet de 18 ans, «brillant mais plein de doutes». Fragile, en somme.

Elle, à l’inverse, a tout de l’agile qui se joue naturellement des obstacles, qui les efface tel le coureur de haies. C’est qu’ils n’existent même pas: «En règle générale, je ne vois pas de problème.» La «dramatisation» l’exaspère, le pathos n’a pas le droit de cité. Y compris au chapitre enfance, pourtant propice à quelque lamento. Soit une petite Catalane, née en septembre 1954 près de Barcelone, qui arrive en France à 6 ans, dans le sillage de parents déclassés suite à une vraisemblable faillite paternelle dans le secteur du textile («Je n’ai pas trop cherché à savoir»).

Mercedes ne parle pas un mot de français, les autres gamins moquent le prénom à écho de berline allemande, elle le troquerait bien pour une «Martine» de base mais sa mère dit non. Pendant un an, la gamine se tait, lit et écoute la radio en morte de faim. Et refait son retard, et brille à l’école. C’est la mise à feu d’une fusée qui activera chaque fois ses réacteurs à bon escient. Bac littéraire avec mention très bien. HEC alors qu’elle est prof de français. Puis l’entrée dans la pub où celle qui n’était «pas faite pour être fonctionnaire» se sent d’emblée «libre».

Stagiaire chez Saatchi & Saatchi, Mercedes Erra accédera en huit ans à la direction de l’agence, en 1990. A l’instar de son père qui «n’avait pas peur» et qui a fini par prendre la tête de l’entreprise de sérigraphie où il avait commencé au bas de l’échelle. Cinq ans plus tard, Mercedes Erra cofondera BETC avec Rémi Babinet et Eric Tong Cuong. Bienvenue au club des femmes françaises puissantes, les Anne Lauvergeon, Véronique Morali, Anne Méaux, Dominique Hériard Dubreuil…

«Immigrer est une chance, dit Mercedes Erra, ça donne une grande force.» Celle, par exemple, d’assumer son métissage, d’affirmer sa fierté de diriger une «agence française» tout en se «sentant» catalane, et en cela proche de Manuel Valls. La première inspiratrice de son féminisme est sa mère. «Physique de star des années 50», elle était femme au foyer, mais plutôt piètre. Du genre peu passionné par le ménage quand sa fille se dit «contrairement à ce qu’on pourrait penser, reine de l’ordre, malade du rangement», collectionneuse de livres, chineuse, fan de linge, vaisselle, nappes, draps, mais trieuse frénétique. Au point, petite, de demander à rentrer plus tôt de vacances pour ranger sa chambre.

Aînée d’une fratrie de quatre, la fonceuse a aussi pris en main ses frères et sœur. Excès de responsabilités, inversion des rôles? Elle loue plutôt une mère non chevillée à une quelconque exemplarité maternelle, «frivole, marrante, à la curiosité et aux goûts éclectiques, très ouverte à la culture française». Seul hic: la dépendance économique, infantilisante, que Mercedes Erra s’est toujours promis d’éviter.

Petites choses s’abstenir

L’inégalité salariale est de fait en première ligne de ses griefs, avec cette équation-leitmotiv: «70 % du travail est effectué par les femmes, qui ne perçoivent que 10 % de la rémunération, ça s’appelle de l’esclavage». Son mari historien est homme au foyer. Atypisme idéal, exemplaire? Elle tempère: «Je n’étais pas pour. Pour moi, tout le monde doit travailler.»Elle précise que celui qu’elle appelle «Bébé» au téléphone, est «bien aidé», et qu’elle pilote l’organisation de leur maisonnée, à Garches. «Ah ça, moi je bosse plus que Maurice Lévy ! [PDG de Publicis, ndlr].»

Et féminisme n’équivaut pas blanc-seing pour les mères: «Ce n’est pas pour autant que la journée de travail se termine à 17 h 30, on peut trouver quelqu’un pour récupérer les enfants et faire la soudure.» Si la pub est l’art d’empaqueter un produit pour mieux te le vendre, mon enfant, Mercedes Erra ne fait pas forcément de (paquet) cadeau. Petites choses s’abstenir. La patronne confirme, aime «les sacrées nanas, et elles m’aiment parce que je ne suis pas jalouse».

La patronne défend aussi son bout de gras, affirme que, non, la profession ne renvoie pas forcément une image archaïque de la femme. Argue que «la pub est très surveillée, beaucoup plus que le rédactionnel, et parfois même plutôt en avance sur la réalité». Hum, on aimerait des preuves. Une femme de pouvoir et qui le kiffe? Erra tique. L’admiratrice de «l’esprit français», de Proust, La Fontaine, Saint-Simon réajuste notre tir: «Je n’ai pas d’autre pouvoir que l’influence. Et j’aime avant tout le pouvoir de faire, de construire.» Littéralement, aussi: des maisons pour sa famille, dont elle aime suivre la conception, les travaux. Dame de faire: ça ferait un beau slogan.